CHAPITRE XIX
Ja'hai, cheysu, Mujhar...
Les mots résonnèrent dans ma tête.
Et je tombai... Si longtemps. Si loin.
Tout était noir ; vide.
Je hurlai.
Le son se répercuta le long des parois.
Je me demandai si Duncan m'entendait.
Oh, Duncan. Vous ne m'aviez pas dit que ce serait ainsi..
Mais le savait-il ? Ou tomber était-il le seul moyen d'apprendre ce qui se passerait ?
Au bout d'une éternité, quelque chose m'arrêta. Quelque chose qui s'entortilla autour de mes chevilles, de mes hanches et de mon torse.
Pendu la tête en bas dans les ténèbres absolues, je vomis l'entier contenu de mon estomac ; mes intestins et ma vessie se vidèrent. Une seule pensée occupait mon esprit : par pitié, que la chose qui m'avait attrapé ne me lâche pas !
Je flottais, suspendu dans le vide, la tête en bas, comme un enfant à naître dans le ventre de sa mère.
Cette nuit, je ferai de vous un roi. Un roi ? Ou un fou ? La peur peut détruire une âme comme l'épée peut détruire le corps.
Peu à peu, je pris conscience d'un son qui perçait le silence. Un battement. Puis un sifflement, qui prit naissance dans mon crâne, et non dans l'obscurité environnante.
Suspendu dans les entrailles de la Terre, j'entendais le battement de mon propre cœur, comme un enfant dans la matrice, attendant de venir au monde.
Je fermai les yeux ; progressivement, la peur s'évanouit, et avec elle mon sens du toucher.
Je flottais dans le silence...
Rien. Ni froidure ni chaleur. Je n'existais plus. J'attendais avec la patience infinie du non-être.
Un bruit d'épées s'entrechoquant résonna dans ma tête. J'ouvris les yeux sur l'obscurité sépulcrale, l'absence totale de jour.
Tout à coup, la lumière inonda mon univers provisoire. Je criai ; trop de lumière a le même effet que les ténèbres, elle aveugle !
Vous saurez ce que c'est que d'être l'un de nous.
— Duncan ?
Ma voix n'était qu'un murmure.
Vous n’êtes pas cheysuli ; mais vous le serez pendant un certain temps.
Le saurais-je, vraiment ? Pour le moment, je ne pensais qu'à re-naître.
Un bruit d'ailes attira mon attention. Des oiseaux, tant d'oiseaux... Faucons, aigles... Je les sentis voler autour de moi. J'aurais voulu les rejoindre, sentir le vent gonfler mes ailes.
— Non ! criai-je, refusant de céder à la tentation. Je suis un homme, pas une bête !
Métamorphe... métamorphe....
La bénédiction des dieux...
Non ! Je suis un homme !
Suspendu dans la matrice silencieuse, je me changeai en bête.
Ma queue touffue s'agitant derrière moi, je courus avec toute la puissance de mes pattes. Je sentis les odeurs de la forêt et du vent, celles de la proie, comme mon odorat humain ne les avait jamais perçues.
Je savais que j'étais un lir.
Un lir ?
Un loup, comme Storr. Doté d'une agilité et d'une grâce qu'aucun homme ne peut égaler.
Finn n'avait jamais pu m'expliquer. Il avait dit que le lir et le guerrier étaient liés, que les séparer était pire que les tuer, et aboutissait à la mort de toute façon. Mais je n'avais pas vraiment compris.
Pour la première fois, je sentis dans mes os, dans ma chair, le pouvoir du changement de forme.
Je sentis comment l'homme abandonnait sa forme à la terre, la laissait couler de lui comme de l'eau versée d'un récipient. Je perçus comment tous les éléments dont il n'avait pas besoin, armes, vêtements, bijoux, étaient remis à la garde de la terre.
Puis la terre remodelait la chair et les os de la forme-lir à partir de ce que l'homme avait abandonné. Une puissante magie se déroulait ; je vis ce que personne ne voyait quand les Cheysulis se transformaient. Je sus que nul, s'il avait été témoin de cela, ne pourrait les considérer comme des humains.
C'est pourquoi la transformation s'accompagnait toujours d'une sorte de vide, d'une image brouillée qui ne laissait rien deviner des puissances en action.
La peur s'empara de moi, et je me débattis contre le filet qui m'emprisonnait.
Le filet. J'étais suspendu dans le puits, la tête en bas. J'étais un homme, pas un loup.
Homana était un pays cheysuli. Je devais accepter ce qu'étaient les Cheysulis pour devenir Mujhar.
— Acceptez cet homme pour Mujhar ! criai-je.
Seul le silence me répondit.
— Ja'hai, cheysu, Mujhar ! O dieux, acceptez-moi !
— Karyon.
Et si les dieux refusaient ?
— Karyon !
Je sentis une main sous ma nuque. Lentement, j'ouvris les yeux, mais je ne vis qu'une forme vague agenouillée près de moi.
J'étais allongé sur le sol de pierre froide.
— Rujho, dit doucement la voix de Finn, c'est terminé. Ja'hai-na Homana Mujhar. Tu es né de nouveau.
— Ja'hai-na ?
— Accepté, expliqua-t-il à mi-voix. Le roi de toutes les lignées est né.
— Mais je ne le suis pas, dis-je faiblement. Je ne suis qu'un Homanan.
— Tu as été cheysuli pendant quatre jours. Cela suffira.
— Il n'y a pas de lumière, j'arrive à peine à t'apercevoir.
— J'ai laissé la torche dans l'escalier et j'ai presque refermé la porte. Tant que tu ne seras pas prêt, cela vaut mieux.
Il avait raison. Mes yeux me faisaient mal dans le peu de lumière qui filtrait de l'ouverture. Je tentai de me redresser, en vain.
— Finn...
— Pas si vite, souffla-t-il. Tu n'es pas encore... complètement toi-même.
Si je ne suis pas moi-même, qui suis-je donc ?
Il me sourit comme s'il avait entendu mes pensées.
— Tu es sorti des entrailles de notre mère la Terre, dit-il. Tu es né de nouveau.
— Suis-je devenu fou ? Est-ce cela que tu veux dire ?
— Qui ne le deviendrait un peu dans ces circonstances ? C'est une chose que nous avons rarement faite... Et ce n'est jamais facile pour celui qui doit re-naître.
Soudain, je sus que j'étais devenu un autre. Je n'étais plus Karyon... Ou j'étais davantage. Je m'agenouillai et regardai Finn en face. Ses yeux jaunes d'animal ne se détournèrent pas des miens.
Je me demandai si la couleur de mes yeux avait changé. Ils avaient été bleus. Comment étaient-ils désormais ? Qu'étais-je désormais ?
— Un homme, dit Finn.
Je fermai les yeux. Comme dans le puits, je n'entendais plus que les battements de mon cœur.
— Ja'hai-na Homana Mujhar, dit Finn à voix basse.
J'attrapai son poignet avant qu'il ait le temps de bouger. Sa chair était chaude sous la mienne, et je sentis le sang pulser. Si on le coupait, il saignerait. C'était un homme, qui pouvait mourir. Pas un sorcier immortel.
Un Cheysuli, pas un Ihlini.
— Est-ce difficile ce qui se produit quand tu confies ton être à la terre et que tu prends une autre forme ? J'ai vu ce qui se passait, ce qui normalement est caché aux yeux des témoins. Dis-moi. J'ai besoin de savoir.
— Il n'existe pas de mots homanans...
— Parle-moi dans la Haute Langue. Dis-moi les mots cheysulis.
— Sul'harai, Karyon. Voilà ce que c'est.
J'avais déjà entendu ce mot. Un soir, en Caledon, nous étions un peu ivres et nous avions échangé des confidences sur les femmes. Tout n'avait pas été dit à haute voix ; chacun de nous savait que l'autre pensait à Alix. Finn m'avait appris un mot ancien et complexe, sul’harai. Il signifiait la perfection de l'union entre l'homme et la femme ; c'était presque un concept sacré. Sul'harai était cet instant fugitif où l'homme et la femme ne font qu'un, où les deux moitiés du tout éternel se retrouvent brièvement.
Voilà donc ce que ressentait un Cheysuli qui accomplissait le changement.
Sa silhouette se découpa sur le mur du fond dans la faible lumière. Même sous sa forme humaine, il ressemblait à un prédateur.
— Quand es-tu revenu ?
— Je crois que tu es remis, si tu recommences à poser ce genre de questions, dit Finn. Il y a deux jours. Le palais était en émoi ; le Mujhar avait disparu. Assassiné ? Nul ne le savait. Mais Duncan savait. Il m'a annoncé très calmement qu'il t'avait amené ici pour te faire re-naître.
— Tu savais que ce lieu existait ?
— J'en avais entendu parler, mais je ne connaissais pas son emplacement. Et je ne me doutais pas qu'il avait l'intention de t'y amener ! Après m'avoir incendié pour le risque que je t'ai fait courir en invoquant la magie des étoiles...
— Il en avait le droit, je suppose... Il aurait pu être Mujhar, si les Homanans n'étaient jamais montés sur le trône.
— Il est chef de clan, c'est suffisant pour un Cheysuli.
Je regardai ma main d'un air dubitatif. J'avais vu une patte velue à sa place.
— J'ai eu des rêves étranges...
— N'en parle surtout pas, interrompit Finn. Si tu gardes pour toi ce qui s'est passé, la magie en sera renforcée.
— Je suis Homanan. Je n'ai pas de magie.
— Mais tu es né de nouveau des entrailles de la Terre. Tu n'as pas le sang cheysuli, ni nos dons ; cependant tu partages une partie de notre magie.
Mon ventre gronda soudain.
— Il faut absolument que je mange, dis-je. J'ai terriblement faim !
— Ne bouge pas, j'ai ce qu'il te faut.
Il revint au bout d'un instant et me tendit une outre à vin.
Je bus une grande gorgée, que je faillis recracher aussitôt.
— De l’usca !
— Le lait de la grande jehana, sourit Finn. Bois, tu en as besoin !
— Si je n'ai pas bientôt de la nourriture solide, je...
— Habille-toi, et suis-moi.
Je regardai la pile de vêtements en me demandant si j'aurais la force de les revêtir. Puis le rouge me monta au front quand je me souvins de ce qui s'était passé dans le puits.
— Par les dieux, Finn, je ne peux pas sortir dans cet état !
Il m'habilla comme si j'avais été un bébé.
— Tu es trop lourd pour que je te porte, fit-il, et que penseraient les serviteurs s'ils voyaient leur Mujhar réintégrer ses appartements sur l'épaule de son homme lige ?
Je lui dis ce que je pensais des serviteurs qui parlaient à tort et à travers. J'utilisai l'argot des mercenaires de Caledon, qui ferait rougir la plus aguerrie des filles de taverne. Il sourit, puis attrapa mon poignet.
— Ja'hai-na, Karyon. Il n'y a pas lieu d'avoir honte.
Je me dirigeai vers la sortie, pas très stable sur mes pieds. En bas des marches, je regrettai de ne pas pouvoir voler.
Je soupirai, et entrepris l'ascension.